Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
enseignement
27 mai 2009

LE STRUCTURALISME

La linguistique structurale trouve son origine dans la publication en 1916 du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Ce dernier cependant n'est pas structuraliste : le structuralisme naît d'une interprétation de son œuvre, sans que celle-ci se réduise à cette interprétation. Ce courant, qui a aussi été très important dans d'autres sciences humaines (la critique littéraire avec Roland Barthes, la philosophie avec Michel Foucault, l'anthropologie avec Claude Lévi-Strauss, la psychanalyse avec Jacques Lacan, la sémiologie avec Umberto Eco...), a jeté les fondements de la linguistique moderne et façonné sa méthodologie, et a dominé cette science jusque dans les années 60 au moins.

C'est à travers l'emploi d'un certain nombre de concepts forgés par Saussure que le structuralisme se reconnaît, comme la distinction entre synchronie et diachronie, l'idée de la langue comme système, ou la nature du signe linguistique. De fait, l'enseignement de Saussure (dont, le Cours est une reconstitution, par Charles Bally et Albert Sechehaye, deux de ses collègues, à partir des notes de ses étudiants) ne vise pas une étude linguistique particulière (d'une langue donnée, par exemple) mais cherche à établir les fondements de la science du langage. C'est pourquoi il s'agit de linguistique générale : elle s'intéresse aux principes de la discipline, à sa méthodologie. Il s'agit donc d'un travail épistémologique, c'est-à-dire qui réfléchit sur la (ou une) science, qui la prend pour objet d'étude comme la science elle-même le fait avec ce sur quoi elle travaille.

  • Synchronie et diachronie

Le XIXème siècle a majoritairement étudié la langue du point de vue de son évolution historique (c'est la grammaire comparée). On tentait ainsi, d'un côté, de retracer l'évolution d'une langue et de l'autre de reconstruire des langues disparues mais dont les langues modernes sont une évolution. On émettait l'hypothèse (qui est encore valable!) qu'on peut construire des familles de langues génétiquement apparentées. Ainsi, le français et l'italien sont tous deux des évolutions du latin. La découverte à la fin du siècle précédent de ressemblances entre le sanskrit (langue sacrée de l'Inde) et le grec a amené l'hypothèse de l'indo-européen, c'est-à-dire d'une langue mère dont découlerait un certain nombre d'autres langues parlées aujourd'hui :

(Cette représentation est extrêmement réductrice et saute beaucoup d'étapes; elle ne sert qu'à voir le principe d'une famille de langues...)

Cette démarche, légitime en soi, posait cependant problème en ce qu'elle était pratiquement la seule à avoir cours, et ainsi étudier une langue ne semblait être que faire son histoire, et rien d'autre.  Saussure au contraire a recentré la langue en tant qu'elle est employée par le locuteur, pas seulement en tant qu'entité indépendante : on passe donc de l'étude de la langue comme objet à part entière à son étude comme moyen de communication entre des locuteurs. Le sujet parlant apparaît ainsi dans le champ de la linguistique, et Saussure fait l'hypothèse, largement suivie aujourd'hui, qu'on parle sans recours à l'histoire de la langue qu'on parle, et donc que la linguistique historique ne peut pas expliquer l'usage langagier.

Telle est l'idée de la démarche  synchronique : il faut étudier les principes de fonctionnement d'une langue à un moment donné. Peu importe le moment, le tout est de ne pas s'intéresser à l'histoire. (On remarquera au passage que cette approche était celle de nombreux grammairiens d'avant la linguistique comparée, comme Antoine Arnaud et Claude Lancelot, qui ont écrit la fameuse Grammaire générale et raisonnée, dite "grammaire de Port-Royal", au XVIIème siècle, ou encore comme Nicolas Beauzée, au XVIIIème siècle, collaborateur de l'Encyclopédie qui établit une théorie très fine du temps verbal. Seulement, ces travaux ont été un peu oubliés...)

On fait donc l'hypothèse d'un état de langue cohérent qu'on se propose d'expliquer. "Cohérent" signifie que l'on se passe de l'histoire (de la diachronie), mais aussi qu'on fait abstraction des variations géographiques ou des divers registres : on suppose une langue idéale qui n'existe pas vraiment mais qui sous-tend toute parole. C'est aussi une distinction posée par Saussure : la parole n'est pas étudiable, elle varie avec chaque personne et chaque situation, et on ne peut donc en expliquer que les principes abstraits, à savoir la langue. Dans le premier cas, il faudrait expliquer chaque énoncé prononcé; dans le second, on cherche à expliquer comment ils peuvent être prononcés. Ainsi, au lieu d'étudier "le camion", "ce type", "la table", on va dire tout simplement qu'en français on met le déterminant avant le nom. De plus, il importe peu, par exemple, de savoir comment une telle séquence est effectivement réalisé dans la parole : qu'on dise "ce type" ou "c'type" (avec ellision du "e" caduc) n'est pas important pour la théorie générale.
 

  • La langue comme structure

Corrélativement à ce qui précède, on trouve l'hypothèse suivante :  les éléments de la langue n'ont pas de valeur propre, mais uniquement une valeur négative (ou différentielle), c'est-à-dire qu'ils ne se comprennent pas dans l'absolu, mais pris dans un rapport mutuel. C'est en cela qu'ils forment une structure et qu'on dit que la langue est une structure (Saussure lui-même n'emploie pas ce terme, il parle de "système", mais le sens est le même). C'est en fonction de l'ensemble de la structure qu'un élément se comprend. Ainsi, en français, on utilise le mot "mouton" pour parler d'un animal et de la viande tirée de cet animal. En anglais, au contraire, le mot "sheep" ne désigne que l'animal, tandis que le mot "mutton" désigne la viande. C'est donc parce qu'il existe un mot "mutton" que le mot "sheep" ne désigne pas la viande, et à l'inverse, en français, du fait qu'il n'existe pas d'autre mot, "mouton" prend la valeur "animal" et la valeur "mouton".

De même, en sémantique, on va considérer que le sens d'un mot est constitué de sèmes, c'est-à-dire de traits minimaux porteurs de sens, et qu'on va pouvoir opérer une décomposition en ces éléments :

Pour s'asseoir Avec dossier Avec accoudoirs Pour plusieurs personne
Tabouret + - - -
Chaise + + - -
Fauteuil + + + -
Canapé + + + +

 
Cette répartition des sèmes est encore une fois un effet de la structure. Si par exemple le mot "tabouret" n'existait pas, on peut imaginer que "chaise" serait indéterminé sur le sème "avec dossier" (aurait la valeur ±), et désignerait donc plus d'objets (de même que "mouton" désigne l'animal et la viande).

[Une digression : l'analyse sémantique structurale est assez datée et a fait la preuve de son inefficacité, quoi qu'elle soit pratique, dans un premier temps, et surtout solide. Elle repose sur l'idée qu'on définit un objet, ainsi que le mot qui y réfère, avec un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes, c'est-à-dire que tel objet, pour appartenir à telle catégorie, doit avoir telles propriétés (= nécessaires) et n'en a pas besoin d'autres (= les propriétés en question sont suffisantes pour le définir). Ainsi, pour qu'on puisse dire qu'un objet est une chaise, il doit être fait pour s'asseoir, avoir un dossier, mais pas d'accoudoirs, et ne pouvoir servir qu'à une personne. Toute propriété supplémentaire est inutile. Seulement, que faire par exemple des chaises dites "de réalisateur", utilisées sur les plateaux de cinéma, et possédant des accoudoirs ? De toute évidence, on ne parle pas à leur égard de "fauteuil", et pourtant elles ont les mêmes propriétés... La théorie en cours aujourd'hui est la suivante : on ne définit pas un objet selon des propriétés, mais selon une image générale à laquelle on le compare. Cette image s'appelle le prototype (d'où le nom de "théorie du prototype"). Il faut imaginer que les catégories sont des espaces au centre desquels se trouve le prototype : plus on s'éloigne de ce centre, moins l'objet ressemble au prototype, mais il n'en appartient pas moins à la catégorie concernée. En conséquence, les limites des catégories ne sont pas bien distinctes, et peuvent se recouper. Par exemple :

La chaise de réalisateur serait plus loin du prototype que la chaise de cuisine, et se rapprocherait de la catégorie du fauteuil. C'est aussi pour cela qu'on a tendance à penser à la baleine comme à un poisson : de fait, elle ressemble plus à un poisson qu'à un mammifère ! Elle est donc très loin du prototype du mammifère et très proche de la catégorie poisson (pour quelqu'un qui ignore qu'elle ne pond pas d'œufs, elle est même totalement dans cette catégorie). Fin de la digression.]

L'analyse de la langue comme structure a des conséquences extrêmement importantes, qui sont les suivantes :

- D'abord, cela achève de disqualifier l'approche historique pour l'étude de la langue en tant qu'elle est parlée (même si l'analyse historique se rattrappe par beaucoup d'autres points). Ce qui compte, ce n'est pas l'histoire d'un élément, mais les relations qu'il entretient avec les autres éléments de la langue. Ainsi, même si "mouton" et "mutton" ont la même origine, ils n'ont pas le même sens dans la mesure où il existe "sheep" pour l'un mais pas pour l'autre.
- Ensuite, on peut faire l'hypothèse que toutes les langues rendent compte de la totalité de la réalité (mot sur lequel on aurait beaucoup à dire...), mais qu'elles le font de manière divergente. Si chaque élément prend la place laissée vacante par les autres éléments, alors il ne peut pas y avoir de vide, par définition : s'il y avait un vide, il y aurait donc une place vacante, or nous avons dit que tout élément doit prendre la place vacante laissée par les autres... il n'y a donc pas de vide ! Prenons un exemple : dans le français tel qu'il est parlé à Paris, le "r" roulé n'existe pas. Imaginons qu'un étranger vienne à Paris et qu'il parle français en roulant les "r". Ce son n'existe pas, il n'est pas représenté par la langue. Va-t-il pour autant y avoir un trou ? Si tel était le cas, à chaque fois que ce locuteur dirait, par exemple "voiture", ses amis parisiens ne le comprendraient pas, puisqu'ils ne pourraient pas se représenter le dernier son de ce mot. En effet, quand un parisien dit "voiture" à un autre, on peut dire que tous deux se forment une représentation phonologique de ce mot, qui sera quelque chose comme [vwatyR], et qu'ainsi ils peuvent identifier ce dont ils parlent. Si au contraire le "r" roulé n'est pas représenté dans la langue, alors le parisien face au locuteur étranger va se faire une représentation de "voiture" telle que [vwaty?], c'est-à-dire avec un son indéterminé. Il ne peut donc pas comprendre de quoi il s'agit, puisque cette forme ne correspond à aucun mot connu. Avec l'hypothèse que la langue est une structure, au contraire, le "trou" que représente le "r" roulé sera couvert par un des éléments (puisque chaque élément prend la place laissée vacante par les autres); en l'occurrence, le phonème [R] représentera le "r" roulé, si bien que le parisien comprendra son camarade étranger et se formera une représentation adéquate de "voiture", à savoir [vwatyR]. C'est pour cette raison qu'on peut comprendre quelqu'un qui parle avec un accent, même si on n'a jamais entendu une telle prononciation de toute notre vie, et donc qu'elle est nouvelle dans notre réalité, et conséquemment pas encore prise en compte par la langue : sitôt qu'elle apparaît, elle entre dans la structure, même avec des mots aussi vagues que "truc", ou "machin"...
- Enfin, cette analyse met un terme à la question du cratylisme : Platon, dans son dialogue appelé le Cratyle, met en scène un personnage du même nom, qui défend l'idée qu'au moins à l'origine, les mots, dans leur forme, ont un rapport avec les choses qu'ils représentent. Si au contraire les mots ne prennent leur sens qu'en fonction de l'ensemble de la structure, ils n'ont aucun rapport privilégié avec la chose à quoi ils réfèrent. Si "mouton" avait, dans sa forme, quelque rapport avec l'animal en question, on comprendrait que l'anglais se serve du terme "mutton", mais on ne comprendrait pas qu'il se serve du terme "sheep", qui n'a plus rien à voir. Comme le disait Mallarmé : "Les langues imparfaites en cela que plusieurs : (...) la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité. (...) Quelle déception, devant la perversité conférant à "jour" comme à "nuit", contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair." Ça ne rend pas les choses plus claires ?

  • La nature du signe linguistique
Une autre analyse classique de Saussure est celle du signe, qui est une entité biface mais dont on ne peut distinguer les deux dimensions que par l'analyse (c'est-à-dire qu'elles sont en réalité indissociables). Saussure va contre l'idée, sinon explicite, du moins courante, qu'il y a d'un côté des concepts et de l'autre des sons, et que les seconds servent à exprimer les premiers. Au contraire, le son et le sens sont indissociables, et c'est la pluralité des formes qui découpe dans la continuité du sens, sans pour autant que celui-ci préexiste à sa réalisation verbale. Le signe linguistique est ainsi constitué d'un signifiant (noté Sa), qui est sa forme physique (sonore et parfois graphique) et d'un signifié (noté Sé), qui est l'espace conceptuel qu'il contient, ou plus simplement, le sens qu'il porte. Le signe a ainsi deux propriétés :

- Sa et Sé sont indissociables, et on ne cherche pas ses mots pour traduire une idée (quoiqu'on puisse chercher ses mots pour transmettre une expérience). C'est comme une feuille de papier que l'on découpe : une face représentera Sa, l'autre Sé, et on constate que ces deux faces n'existent que l'une par rapport à l'autre. Ainsi, "blique" n'est pas un mot du français, car c'est une forme certes (sonore ou graphique), mais cette forme n'est associée à aucune idée. On ne peut même pas parler de signifiant sans signifié, car comme l'indique l'étymologie, le signifi-ant est ce qui est signifie, ce qui a un signifi-é. "Blique" n'étant en rapport avec aucun concept, ce n'est pas un signifiant, seulement une suite de sons.
- Cet alliage du signifiant et du signifié est arbitraire : le Sa n'a aucune affinité avec le Sé, c'est-à-dire que le son n'indique en rien l'idée à laquelle il est lié, ou comme le dit Mallarmé, "jour" n'est pas un son clair et "nuit" n'est pas un son obscur. C'est une forme de l'anti-cratylisme : dans le cas précédent, le mot n'avait aucun rapport avec la chose qu'il désignait ; ici, le son n'a aucun rapport avec le sens qui lui est associé. [Il faudrait distinguer plus soigneusement le sens, ou signifié, d'un mot, et la chose à laquelle il réfère. Les deux sont très différents : le sens est une représentation interne de la chose. C'est pour cela, par exemple, qu'on peut mentir. Si l'on dit par exemple "le président est mort", on donne une représentation d'une entité avec un certain état, sans que l'entité elle-même soit nécessairement dans cet état, et je peux dire une telle phrase sans qu'effectivement le président soit mort.]

  • Conclusion
La langue représente donc une découpe systématique de l'expérience (terme plus adéquat que "réalité"), ce qui signifie que chaque élément ne prend sa valeur que par cette découpe (c'est l'idée de la structure), non par un lien particulier avec ce à quoi il réfère. C'est cette structure qui importe au sujet parlant, et non l'évolution historique de la langue qu'il parle. Si la linguistique diachronique permet de comprendre pourquoi le système est structuré comme il l'est à un moment donné, elle ne permet pas de comprendre comment ce système est intériorisé et utilisé par les locuteurs.

Publicité
Publicité
Commentaires
enseignement
Publicité
Publicité